Damien Carême, le maire de Grande-Synthe, à l’origine de la plainte déposée en 2019 auprès du Conseil d’État.
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Plainte de Grande-Synthe pour inaction climatique : pourquoi la décision du Conseil d’État fera date

Souvenez-vous : après avoir déposé un recours gracieux – resté sans réponse – en novembre 2018 auprès du gouvernement pour demander à la France d’intensifier sa lutte contre le changement climatique, Damien Carême, le maire de Grande-Synthe, une commune des Hauts-de-France particulièrement exposée aux risques de submersion marine et d’inondation, avait décidé de saisir le Conseil d’État. Sa plainte auprès de la haute juridiction visait « l’inaction climatique » des dirigeants français.

Ce jeudi 19 novembre 2020, le Conseil lui a répondu, avec une décision historique, première en France. Selon cette décision, le gouvernement dispose de 3 mois pour justifier que la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre à laquelle il s’est engagé à l’horizon 2030 pourra être respectée, le Conseil d’État rappelant que :

« […] si la France s’est engagée à réduire ses émissions de 40 % d’ici à 2030, elle a, au cours des dernières années, régulièrement dépassé les plafonds d’émissions qu’elle s’était fixés et que le décret du 21 avril 2020 a reporté l’essentiel des efforts de réduction après 2020. »

Il s’agit du premier contentieux climatique emblématique contre l’État français. Cette décision suppose une avancée extraordinaire dans la lutte contre le changement climatique, permettant de clarifier un certain nombre de points tenant aux engagements de la France et à leurs conséquences pour l’État.

Trois avancées majeures

Saisi donc en février 2019 par la commune de Grande-Synthe et son maire Damien Carême – initiative rejointe par les villes de Paris et de Grenoble, puis par quatre ONG (Oxfam France, Greenpeace France, Notre affaire à tous, la Fondation Nicolas Hulot, également réunies au sein du groupe « l’Affaire du siècle ») –, le Conseil d’État devait répondre sur un recours pour excès de pouvoir, élaboré par l’avocate et ancienne ministre de l’Environnement Corinne Lepage.

 

Grande-Synthe : le maire écologiste Damien Carême attaque l’État pour « inaction climatique ». (France 3 Hauts-de-France/Youtube, 2018).

Les demandes contenues dans les requêtes tendaient, d’abord, à ce que soient prises toutes mesures utiles permettant d’infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national – de manière à respecter a minima les engagements consentis par la France au niveau international et national.

Il était également demandé à ce que soient mises en œuvre des mesures immédiates d’adaptation au changement climatique en France. Enfin, la requête tendait à ce que soient prises toutes dispositions d’initiatives législatives et réglementaires afin de « rendre obligatoire la priorité climatique » et interdire toute mesure susceptible d’augmenter les émissions de gaz à effet de serre.

La décision du Conseil d’État, si elle a rejeté deux des demandes – celle concernant la « priorité climatique », pour manque de précisions sur le concept lui-même, puis la requête de Damien Carême à titre personnel – demeure néanmoins très positive et intéressante. Le gouvernement va devoir fournir dans les trois mois les informations permettant de montrer et de justifier que le pays est bel est bien dans l’orbite des objectifs de réduction de gaz à effet de serre auxquels il s’est engagé.

Cet engagement doit être d’ailleurs compris dans un triple sens : d’abord celui de la portée des engagements découlant des textes de droit international (la Convention-cadre des Nations unies pour le changement climatique et l’Accord de Paris) ; ensuite, de ceux dérivés du droit européen, puis des obligations prenant source dans le droit national, au titre notamment de la loi énergie climat de 2019 et du décret fixant la stratégie bas carbone.

 

La présidente du Haut Conseil pour le Climat tire la sonnette d’alarme. (Public Sénat/Youtube, février 2020)

Dans la décision du Conseil d’État, trois points constituant des avancées majeures pour la lutte contre le changement climatique méritent d’être soulignés.

D’abord, c’est la première fois que le Conseil se prononce sur la place et le rôle de l’Accord de Paris dans le droit climatique français. Ensuite, la haute juridiction, qui n’avait pas encore eu à trancher sur la question du retard pris par la France dans l’accomplissement de ses objectifs de réduction, le fera ici également de manière liminaire. Enfin, c’est sur le manque de cohérence entre les résultats et les moyens pris que le Conseil d’État se prononce en faisant écho aux propos du Haut Conseil pour le climat recueillis dans son rapport de 2019.

La place de l’Accord de Paris dans le droit français

Suivant une jurisprudence déjà bien établie, le Conseil d’État rappelle que l’Accord n’a pas d’effet direct, mais il souligne qu’il faut néanmoins en tenir compte afin de mieux orienter et guider le droit climatique national. La haute juridiction a ainsi affirmé (point 12 de sa décision) que son contenu doit être « pris en considération dans l’interprétation des dispositions de droit national […] ».

Cette affirmation est cruciale : non seulement elle rappelle l’importance d’aligner le droit national sur les objectifs de l’Accord de Paris, mais elle reconnaît implicitement la nécessité d’avoir un cadre national de référence qui soit cohérent avec ses objectifs ainsi que ceux fixés dans les engagements européens. Le Conseil d’État va ainsi rappeler les engagements pris par la France, pour affirmer ensuite, aux points 9 et 10 de sa décision, que :

« […] les stipulations de la CCNUCC et de l’Accord de Paris […] doivent néanmoins être prises en considération dans l’interprétation des dispositions de droit national, notamment celles se référant aux objectifs qu’elles fixent, qui ont précisément pour objet de les mettre en œuvre ».

Le Conseil d’État confirme bien ici que le gouvernement a une obligation de suivre, dans ses actes législatifs, réglementaires et administratifs, les objectifs fixés par l’Accord et auxquels la France s’est engagée. Dans ce cadre, le Conseil rappelle (point 13 de sa décision) que « l’article 2 du décret du 18 novembre 2015 a fixé pour la période 2015–2018 […] une valeur limite de 442 Mt de CO2eq par an ». Une limite dépassée par la France… dès 2016.

Il rappelle également (point 11) le rôle primordial de la stratégie nationale bas carbone en tant que texte permettant de fixer et décliner ces objectifs. De même, le Conseil souligne le rôle essentiel qui « revient à la fois à l’État et aux collectivités territoriales ».

Cette décision, pionnière dans son genre en France, s’inscrit dans une dynamique contentieuse déjà enclenchée en Europe et dans le monde, soulignée récemment aux Pays-Bas par la décision Urgenda en cassation (décembre 2019) et aussi par nos voisins britanniques concernant une décision sur l’aéroport de Heathrow en février 2020 ; également par une décision de la Cour Suprême d’Irlande d’août 2020.

L’obligation naissante de « justification »

Par cette décision, le Conseil d’État demande à l’État de lui fournir davantage d’informations dans les trois mois (point 16 de la décision).

Quelle est la portée de ces propos ? On peut sans doute en déduire le fait que le Conseil souhaite indiquer à l’État qu’il doit désormais s’expliquer sur ces objectifs. Le juge est ainsi placé dans son rôle de contrôle de l’action publique. On y voit également l’ébauche d’une obligation naissante de « justification » climatique des actes administratifs et des mesures législatives et réglementaires.

Il serait néanmoins utile de s’interroger sur la nature de cette demande de justification : s’agit-il d’une obligation de résultat ou plutôt d’une obligation de moyens ? Autrement dit, faut-il voir dans le fait que le gouvernement devra rendre de comptes dans les trois mois – en apportant des éléments confirmant que la trajectoire de réduction sera tenue dans les délais –, une obligation de moyens, allant bien plus loin qu’une simple obligation de résultats ?

Si désormais l’État doit justifier de l’effectivité des objectifs et des mesures contenues dans les différents documents de planification climatique et énergétique, tout porte à croire que l’on se dirige vers ce type d’obligation, ce qui ouvrira la voie à de futurs contentieux climatiques, en permettant de clarifier l’épineuse question du niveau de contrainte des textes et réglementations en matière climatique en France.

Ce point doit être complété par un second aspect de la décision, qui affirme le retard pris par la France dans l’accomplissement de ces objectifs climatiques. C’est ainsi la question de « l’urgence » à traiter la question climatique qui revient en force.

Des contours bien plus précis pour l’« urgence climatique »

Le Conseil dénonce en effet le retard pris par la France ou du moins le « décalage » existant entre les mesures prises et les objectifs fixés en expliquant, au point 11 de sa décision, que :

« les modifications apportées par le décret du 21 avril 2020 par rapport à ce qui avait été envisagé en 2015, revoient à la baisse l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet au terme de la période 2019-2023, correspondant au 2e budget carbone, et prévoient ce faisant un décalage de la trajectoire de réduction des émissions qui conduit à reporter l’essentiel de l’effort après 2020, selon une trajectoire qui n’a jamais été atteinte jusqu’ici ».

La haute juridiction ébauche de la sorte un contenu précis et effectif à donner à « l’urgence climatique », affirmée par la loi énergie-climat du 8 novembre 2019 mais jamais véritablement définie. Le Conseil explique dans ce sens (dans le point 14) que la trajectoire de réduction fixée pour 2030 semble difficile à atteindre compte tenu des objectifs fixés par la stratégie nationale bas carbone précitée. Ce manque de cohérence avait déjà été pointé par le Haut Conseil pour le climat dans son premier rapport de juin 2019.

De ce constat découle la nécessité pour l’État de fournir des éléments d’information permettant de vérifier ce point.

Une voie prometteuse pour la justice climatique

Cette décision historique ouvre une voie prometteuse pour l’avenir du contentieux climatique en France et ailleurs. Les conséquences de cet arrêt peuvent être lourdes pour le gouvernement car, faute de justifier d’ici trois mois qu’il a bien respecté les objectifs fixés, il risque d’être enjoint de le faire, voire même, de devoir prendre toutes les mesures législatives et réglementaires pour y parvenir.

L’issue de ce procès peut aussi, et surtout, entraîner des conséquences très positives pour l’avenir de la lutte contre le changement climatique en France. Dans son communiqué de presse, le Conseil indique que « si les justifications apportées par le gouvernement ne sont pas suffisantes, le Conseil pourra alors faire droit à la requête de la commune de Grande-Synthe et annuler le refus de prendre des mesures supplémentaires permettant de respecter la trajectoire prévue pour atteindre l’objectif de -40 % à horizon 2030 ». Ce qui pourrait obliger, dans une certaine mesure, le gouvernement à replanifier et réorienter ses politiques climatiques.


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Rendez-vous donc dans trois mois. Et il faudra également suivre de près les éventuelles retombées de cette décision sur celle qui doit être bientôt rendue par le tribunal administratif de Paris dans le cadre de « l’Affaire du siècle ».

Par une voie de dialogue prometteuse entre les juges, l’État et la société civile, la justice climatique progresse en France.The Conversation

Marta Torre-Schaub, Directrice de recherche CNRS, juriste, spécialiste du changement climatique et du droit de l’environnement et la santé, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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