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Séminaire

Esthétique et environnement – des normes aux arts

Ce séminaire se donne pour but de dresser une cartographie sous deux axes : une exploration des grands problèmes de l'esthétique environnementale et une approche par champs de création, des arts sonores au cinéma, en passant par l'installation et la littérature…

► Séminaire de recherche Esthétique et environnement : des normes aux arts, organisé par Pauline Nadrigny, ISJPS - Axe Environnement.

Croiser les champs de l'esthétique et de l'écologie n'a rien d'évident : en l’occurrence, les attitudes de contemplation, voire de sublimation de la nature dans l'expérience esthétique ne sont certainement pas les meilleures voies pour l'aborder sous un angle éthique, voire dans la perspective d'une action politique, bien au contraire. Qu'elle soit perçue par le prisme de modèles artistiques, personnifiée, renvoyée aux processus réflexifs du sujet percevant, la nature est toujours perçue, dans le cadre de l'esthétique, en résonance avec les facultés intellectuelles, sensitives et poïétiques du seul sujet humain : difficile alors de concilier esthétique et préoccupation environnementale.

Depuis les années 1970, une branche importante de la pensée contemporaine, croisant réflexion sur l’environnement, écologie, éthique, philosophie des normes et esthétique, s'y emploie pourtant, tâchant de dénouer le rapport enchevêtré de l'homme au milieu – dit naturel – qui est aussi le sien, qu'il se donne pour charge de protéger et, d'abord, de considérer dans ses droits. Si les productions de l’esthétique environnementale sont stimulantes et trouvent en France un écho croissant, elles s'opèrent d'abord dans une certaine distance, si ce n'est une défiance, à l'égard des formes artistiques de représentation de la nature et tentent de penser une approche esthétique de l'environnement hors médiation artistique : en court-circuitant le concepts de paysage, ou en faisant appel à d'autres champs de l'activité humaine, comme les sciences naturelles… Pour autant, l'activité artistique ne s'est jamais autant intéressée à l'environnement dit naturel et à la place de l'homme au sein de ce dernier : des installations à l’audio naturalisme, de l’écopoétique au cinéma, force est de constater que la création artistique se sent encore pleinement légitime lorsqu’il s’agit d’aborder ces problèmes, sans en oblitérer les enjeux éthiques et politiques. Mais, elle le fait en conscience de mutations propres aux conditions de l'expérience artistique et du regard ou de l'écoute, qu'il s’agisse d’un décentrement jugé nécessaire à l’égard du sujet ou d’une pertinence renouvelée de l'engagement politique dans l'intervention artistique sur un milieu.
Ce séminaire se donne ainsi pour but de dresser une cartographie déployée sous deux axes : une exploration des grands problèmes de l'esthétique environnementale et une approche par champs de création, des arts sonores au cinéma, en passant par l'installation et la littérature… Il souhaite évaluer comment peuvent s'articuler le champ d'une réflexion contemporaine sur les normes des appréhensions esthétiques et éthiques de l'environnement et celui de la pratique artistique.

Première séance : Tiny sounds : au principe d'une conscience esthétique de l'environnement sonore

« Je n'entends pas le son minuscule des coquillages » : ce constat de la compositrice Hildegard Westerkamp, dans la pièce Kits Beach Soundwalk (1989), traduit une situation de déséquilibre. La ville de Vancouver n'est pas loin. Elle diffuse son ambiance sonore continue, elle masque les sons ténus de l’environnement organique et minéral d'une plage où l'on a choisi de passer un moment et de placer son microphone. Les solutions que déploie Westerkamp pour penser, affronter ce déséquilibre, et y remédier, seront en partie l'objet de cette première séance, tout comme les créations d'un autre amoureux et gardien des sons minuscules, Knud Viktor, artiste danois et peintre sonore du Lubéron. Ces artistes proposent assurément des expériences esthétiques différentes : en termes de dispositifs, de points d’écoute, d’attitude générale envers le péril de la pollution sonore et de la disparition progressive des sons dits naturels. Ils nous invitent pourtant à considérer un même enjeu, central lorsque l'on entend faire d'une expérience esthétique tournée vers l'environnement un levier pour une attitude éthique envers ce dernier : il s'agit de la question de l’échelle.
Considérer la cause écologique demande en effet un déplacement perceptif consistant à envisager les êtres et leur dignité dans un ordre de grandeur qui ne nous est pas forcément commensurable : « Sans l'homme, l'univers serait incomplet ; mais il le serait également sans la plus petite créature microscopique vivant hors de la portée de nos yeux et de notre savoir présomptueux », s'écriait ainsi John Muir. Si cette considération « hors de portée » (« beyound our eyes and knowledge ») est avant tout intellectuelle, elle peut cependant trouver une expression sensible grâce à des dispositifs esthétiques produisant des effets de loupe. L'enregistrement de terrain (field recording) en est un.
Nous nous poserons dès lors plusieurs questions. Tout d'abord, quelle est la spécificité de l'enregistrement sonore à cet égard, en contraste avec d'autres types d'attention aux êtres minuscules, proposés dans d'autres médias (animation et photographie notamment) ? Qu'en est-il de la place du preneur de son dans ces dispositifs ? Le son ténu des bernacles, celui, sourd et étrange, des animaux dans le ventre de leur mère, ne sont pas pour nous que des sons amplifiés, jusqu'alors inouïs. Le dispositif sonore qui les capte, en sondant le monde ou en en filtrant la rumeur pour faire surgir des saillances dignes d'être écoutées, implique des procédures qui ne sont pas sans intrusion, sans brutalité, sans ruse aussi. Enfin, changer d'échelle implique-t-il seulement un déplacement dans les ordres de grandeur ? Peut-on envisager, dans de telles œuvres, une mise en question du format même de l'objectivité intentionnelle tel qu’elle se constitue et se déploie dans la perception écologique ordinaire ? De la singularité dont Knud Viktor peint le touchant portrait aux infra ou quasi-objets que dévoile l’art sonore de Westerkamp, les « petits sons » du monde tracassent notre ontologie coutumière. Pour Arne Naess, « la clarification des différences ontologiques peut contribuer de manière significative à la clarification des différences politiques et de leur soubassement éthique » : nous souhaitons montrer que, dans cette mesure, l'esthétique peut contribuer à cette réflexion.